Les Eternels
Série créée en 1976 par Jack Kirby pour son grand retour chez Marvel
après un passage chez le Distingué Concurrent artistiquement brillant,
mais qui n'a pas connu le succès escompté en termes de ventes (même
s'il semblerait que la déconvenue soit due en partie au contexte de
publication mais je m'égare), Les Eternels peuvent être considérés de prime abord comme une réponse aux New Gods et à l'univers du Fourth World développés chez DC, le titre original (Return of the Gods
refusé pour un problème de droits) et l'intrigue (deux factions de
Dieux héroïques et démoniaques se livrent une guerre aussi fratricide
qu'incognito depuis des lustres : certains vont se dévoiler au grand
jour et les humains vont devoir choisir leur camp) pouvant prêter à
confusion.
Hors, c'est dans ces différences avec l'univers du
Fourth World, plus que dans sa publication assez fugace (19 numéros et
un annual, mais on verra que seuls les 13 premiers développent vraiment
le concept) que Les Eternels surprennent et intriguent.
A
l'instar de ces dernières productions, l'univers créé par le King est
foisonnant et les personnages sont légion, or, étant donné l'accueil
réservé aux New Gods, il va tenter d'expliquer dès les premiers
numéros les tenants et aboutissants de la série, sans pour autant
pouvoir retenir son imagination débordante.
Ainsi, on apprend
très vite que les Humains sont l'une des trois espèces créés par des
Dieux de l'Espace (les Célestes) : des créatures gigantesques en armure
les faisant ressembler à des mechas, qui parcourent la galaxie pour
juger et détruire, dans certains cas, les planètes.
Venus par
trois fois sur la Terre : ils ont dans un premier temps créé l'Homme,
les Déviants (une race monstrueuse aux gènes en constante instabilité
et qui n'engendre aucun être semblable) et les Eternels (des surhommes
immortels qui décidèrent de vivre reclus et dont les timides
apparitions devinrent la base des mythologies humaines).
Dans un
second temps, les Célèstes revinrent sur Terre pour la découvrir
gouverner par les Déviants depuis leur capitale : Lemuria. Attaqués par
ces derniers, les Célestes ripostèrent à coups de bombes
thermonucléaires et créèrent le Déluge Biblique. Un Eternel, Ikaris
aida alors les Humains, délivrés du joug des Déviants, à survivre.
Ce
même Ikaris accompagne dans les premiers numéros le Dr Damian, un
archéologue, et sa fille, Margo dans l'exploration des ruines d'un
temple Inca qui servit à communiquer avec les Célèstes lors de leur 3e
visite... C'est lors de ses fouilles, qu'il doit faire face au seigneur
des Déviants, Kro, venu avec ses troupes dans ce temple pour attendre
le 4e équipage des Célestes et se venger de la destruction causée à son
peuple, par ces Dieux de l'Espace.
Contraint de révéler son
identité Ikaris sauve le Dr Damian et sa fille et retrouve son compère,
Ajak, enfermé depuis des lustres dans le temple après avoir aidé les
Incas à communiquer avec les Célèstes...
Alors que le 4e équipage
arrive et que leur chef (Arishem) se poste au-dessus du temple pour se
préparer à 50 ans de jugement de notre planète, Ajak et le Dr Damian
décide de rester à les observer tandis qu'Ikaris emporte avec lui Margo
à New York où les attend Sersi, mais également Kro qui s'est échappé et
se fait passer pour le Diable de retour sur Terre afin de profiter de
la crédulité des hommes et de leurs craintes ancestrales (et très en
vogue dans les 70s, années de l'Exorciste et la Malédiction).
Pour les humains comme le lecteur c'est énorme et nous n'en sommes qu'au troisième numéro...
Bien
que Kirby ait voulu établir une exposition claire des enjeux, très vite
, on le sent de nouveau motivé par le besoin de multiplier les
péripéties, l'action (les batailles rangées en plein New York), les
idées folles (les Eternels répondant aux questions d'étudiants en plein
campus, des Eternels "nordiques" font partie des hautes instances
soviétiques depuis des années afin d'empêcher l'URSS de se lancer dans
une guerre nucléaire), les personnages (on découvre la cité sous-marine
des Déviants où combattent les gladiateurs Karkas et "Le Rejet",
Olympus, la cité des Eternels avec Zuras, Sprite, Théa et Makkari) et
leurs liens (Thea, la fille de Zuras, et Kro ont été amants, elle prend
sous son aile les deux gladiateurs, Sersi s'ammourache d'un professeur
d'université qui participe avec Margo au grand rituel des Eternels : la
fusion en un seul être : l'Uni-Mind).
Cette énergie inventive et
ce déferlement psychotronique se retrouvent dans le trait puissant du
King qui devient de plus en plus imagé... Si le Fourth World,
même encré par Vince Coletta, démontrait une certaine rigueur dans la
construction, un soin apporté à tous les niveaux, notamment au
découpage qui faisait avancer l'intrigue sans perdre le lecteur, Les Eternels multiplie les effets gigantesques : les machineries délirantes, les rayons d'énérgie crépitant, le Pouvoir
matérialisé sous de nombreuses formes : Robots Cosmiques, monstres
protéiformes mélangeant ménagerie et pur délire visuel, Super-héros
"babs" aux costumes volontairement complexes et pouvant exploser, se
téléporter, irradier, muter... sans d'autres outils que leur volonté.
A
l'inverse des héros du Fourth World, qui utilisaient une technologie
alien omniprésente (la Mother Box, les Boom-tubes, l'astro-cycle
etc...) et livraient un combat aux enjeux dantesques (l'équation de
l'"Anti-Vie"), les Eternels et les Déviants semblent aussi perdus que
les Humains face à l'arrivée du 4e équipage et ce jugement divin
inscrit littéralement sur le pouce d'un d'entre eux. Qu'il le lève ou
le baisse et c'en est fait de la Terre...
A contrario du
déploiement de puissance physique et énergique présente dans toutes les
pages, le scénario et la finalité des Eternels reste centré sur
l'introspection des Humains et des Demi-dieux sur leur propre devenir,
d'où ces pages descriptives des arrivées des Célestes à différents
endroits de la Terre, et cette propension des héros à rejoindre leur
foyer, leur famille où des endroits d'observation confinés (le temple
inca, l'arène des gladiateurs, l'appartement où réside Zakka un Déviant
qui fait téléporter un monstre... dans son propre appartement !)...
Cette
course vers l'inconnu culminant avec l'épisode 13 où aucun héros des
précédents numéros n'apparait : les Eternels méditant dans l'Uni-mind,
c'est un "Héros oublié" qui va devoir sauver des astronautes confrontés
à une navette de Déviants chargée d'une bombe visant le vaisseau des
Célèstes.
C'est sans aucun doute ces revirements constants dans
les péripéties qui emmèneront les editors du titre à demander à Kirby
qu'il place Ikaris comme héros récurrent des épisodes 14 à 19.
Visiblement produits à la va-vite, les numéros suivants opposent Ikaris
à une marionette de Hulk animée par la faute de l'Uni-mind (et d'un
résidu d'explication foireuse capillotractée) et permettent de mettre
d'accord Marvel et le King. Ce dernier ne voulant pas insérer les
Eternels dans la continuité Marvel de l'époque (malgré des références
au SHIELD de Nick Fury dans le n°10*), il est obligé d'inclure le Géant
Vert, sa création connaissant alors une certaine gloire grâce à sa
série TV, on considère que les télespectateurs vont se ruer sur ce
comic-book souffreteux qui se verra annulé quelques mois plus tard.
*coïncidence amusante, Grant Morrison s'est servi également du SHIELD pour la série Marvel Boy qu'il désirait également hors-continuité.
Coincé
entre la volonté de trop embrasser (et donc de mal étreindre) un sujet
qu'il avait déjà envoyé au casse-pipe chez DC et l'envie de poursuivre
ses interrogations sur les mythes et le besoin d'imaginaire de l'être
humain, le King a réussi néanmoins au travers d'une bonne douzaine de
numéros de faire progresser son art et de reculer une fois encore ses
propres limites : l'antagonisme Eternels/Déviants apparaissant moins
manichéen que l'opposition New Genesis/Apokolips (le leader des
Eternels, Zuras évoque un Orion ayant accédé au statut d'Highfather),
les personnages de Thea, le Rejet, Karkas et Kro sont autant de
versions de surhommes qui s'élèvent au-delà du bien et du mal et
testent constamment leur propre Nature qu'elle soit belliqueuse ou
protectrice (un questionnement qui réapparaîtra dans le traitement des
Dieux d'Asgard,dans Earth X de Jim Kruegger et Alex Ross).
Et
l'amitié (le désir ?) de Sersi pour le Dr Sam Holden montre que la
vénération peut être interchangeable : en cette fin des années 70,
l'heure n'est plus au "combat final" pour l'Humanité mais à
l'exploration de ses propres limites comme le montre l'excellent
épisode 13, dans lequel astronautes américains, kamikazes déviants et
l' "Eternel Oublié" répondent chacun à leur manière à LA grande
question du King : qu'est-ce qu'un héros ?
Hutch